Le mécanisme de récompense
Ce tutoriel a été publié en 2013 sur la Petite Fabrique de Jeu Vidéo, le blog qui a permis à 82 internautes débutants de réaliser leur premier jeu vidéo, Rose in the Woods.
Le jeu vidéo, ça ne sert à rien.
J'en vois qui sont choqués. Mais c'est vrai : jouer à un jeu vidéo - comme n'importe quel autre loisir - ne contribue ni à vous nourrir, ni à vous loger, ni à vous reproduire. Sur un plan strictement pratique, c'est donc quelque chose d'inutile.
Et c'est bien là la raison de sa mauvaise réputation : difficile, pour quelqu'un qui regarde le jeu vidéo d'un œil strictement pratique, de comprendre l'intérêt de passer des heures à des activités inutiles dans un monde virtuel. Et si en plus vous affectionnez les jeux violents, le tort est doublé : pourquoi passer autant de temps à quelque chose d'inutile et de violent ? Vraiment, on se le demande.
Mais ce que les détracteurs du jeu vidéo ne voient pas, c'est que le jeu vidéo a une utilité capitale : s'amuser.
Comment rend-on un jeu amusant ? Pourquoi préfère-t-on passer des heures à couper des arbres et construire des maisons dans Minecraft, plutôt que d'aller jardiner et bricoler pour de vrai ? C'est bien sûr une question de goûts... mais d'autres mécanismes entrent en jeu. Analysons-les !
Plaisir et récompense
Si un jeu est amusant, c'est d'abord parce qu'il est agréable à jouer. Ses mécanismes et son game design doivent procurer du plaisir. S'il n'y a pas de plaisir, ce n'est pas un jeu : par exemple, faire le ménage n'est pas un jeu car ce n'est pas agréable, même si on est content du résultat final.
Mais il ne suffit pas que la manipulation soit agréable pour que le jeu soit amusant : il faut aussi qu'elle ait un but et que le joueur se sente récompensé. Par exemple, un jeu d'éveil pour les tout-petits est un objet très agréable à manipuler : il y a différents touchers à expérimenter, c'est coloré, ça fait du bruit... Mais ce n'est pas un objet amusant pour un adulte, car ça ne nous apporte rien. Sans objectif ni récompense, jouer avec un jeu d'éveil est ennuyeux.
Pour un jeu réussi (qu'il s'agisse d'un jeu vidéo, d'un jeu de société, d'un jeu sportif...), il faut combiner ces deux éléments : le plaisir de la manipulation ("c'est agréable de jouer") et un objectif qui donne droit à une récompense (trésor, arme plus puissante, cinématique...).
Et qu'en est-il de notre jeu, Rose in the Woods ?
Actuellement, nous avons plutôt bien réussi à rendre les manipulations agréables : "J'aime choisir le placement des lubiens : j'ai recommencé souvent le niveau pour tester les différentes combinaisons. J'était contente quand je sentais que j'avais utilisé le terrain a mon avantage, j'avais envie de protéger les lubiens", dit Besloth.
Mais nous n'avons pas encore d'objectif à accomplir, et que nous ne gagnons aucune récompense. Or, même si le gameplay de combat et de placement des lubiens est fun, on finit vite par s'ennuyer face aux vagues générées à l'infini et contre lesquelles on ne peut jamais gagner.
C'est normal bien sûr, puisqu'il s'agit d'un prototype et qu'il n'est pas terminé. Nous allons donc aujourd'hui travailler sur l'objectif et la récompense, deux éléments primordiaux pour motiver le joueur et lui procurer du plaisir !
Fixer un objectif
Même s'il n'est pas encore programmé, notre objectif est défini depuis le game concept d'origine : le joueur va devoir survivre à un certain nombre de vagues d'ennemis, pour remporter le niveau et progresser dans le jeu.
Mais la question à laquelle nous n'avons pas encore répondu, c'est comment nous allons présenter cette information au joueur. Selon le nombre et la précision des informations qu'on lui donnera, le ressenti du joueur sera radicalement différent !
Par exemple, le jeu Bunny Flags - dont le concept ressemble énormément au nôtre - donne toutes les informations au joueur. La petite barre ci-dessus permet de savoir dans combien de temps les ennemis vont arriver, combien il y en aura et de quel type ils seront. On est donc dans un jeu plutôt stratégique, qui ne laisse aucune place à la surprise.
Le célèbre Plants vs Zombies, lui, prend carrément le parti-pris opposé. Tout au long de la partie, les ennemis attaquent en petit nombre et à un rythme peu soutenu. Rien n'indique au joueur le temps ou le nombre d'ennemis restants, mais il en a une idée approximative d'après les niveaux précédents. A la mort du dernier ennemi, un message à l'écran annonce alors l'arrivée de la dernière vague, beaucoup plus difficile, qui conclut le niveau.
Dans le tower defense Bloons TD 5, on n'a carrément aucune indication ! Ce n'est pas vraiment gênant, car les ennemis à détruire augmentent progressivement et sans surprise. Bloons TD 5 se veut très facile et accessible. Le jeu se met automatiquement en pause entre chaque vague, et le joueur décide quand il est prêt à affronter la suivante.
Doser les informations et l'effet de surprise : c'est donc toute la question !
Le principe de récompense aléatoire
Quand il a réussi une épreuve, le joueur s'attend à une récompense. Mais il ne faut pas oublier que, quelle que soit sa récompense (super épée, pièces d'or, cinématique, nouveau pouvoir...), il ne s'agit que de pixels et de lignes de code ! La valeur de la récompense aux yeux du joueur dépendra donc de son utilité dans le jeu... mais aussi de la façon dont vous la lui donnez.
Pour bien comprendre ce point, petit exercice pratique : je vais vous demander d'aller jouer au jeu The Last Stand 2 (c'est gratuit, alors pas d'excuses !).
The Last Stand 2 mérite toute notre attention, car il a beaucoup de points communs avec Rose in the Woods. Le scénario est très différent : on y incarne un survivant dans un monde envahi par les zombies. Le gameplay principal du jeu consiste à tirer sur des zombies avant qu'ils n'atteignent notre barricade, qui fait office de barre de vie (les personnages n'ont pas de points de vie à eux). Si la barricade est détruite, les zombies (qui n'attaquent qu'au corps à corps) peuvent alors dévorer les survivants, et c'est la mort.
Là où The Last Stand 2 rejoint Rose in the Woods, c'est que vous allez être épaulés par des alliés (en jaune ci-dessus), qui vont tirer depuis un emplacement statique et vous aider à défendre la barricade. Ces alliés sont vitaux car, à vous seul, vous aurez du mal à protéger la barricade sur toute sa largeur ! C'est donc très intéressant d'y jouer pour voir comment se comportent les alliés et quelle est leur utilité.
Comme dans Rose in the Woods, on peut récupérer de nouveaux alliés à la fin de chaque niveau. Mais, alors qu'on aurait pu simplement avoir un écran qui nous annonce "vous avez récupéré un nouvel allié", le jeu fait bien, bien mieux que ça.
Vous vous retrouvez face à une cartes chématique de la ville. Vous avez le choix entre différents bâtiments (maisons, église, supermarché, bureau du shérif...) que vous allez pouvoir fouiller. Mais vous n'avez que 12 heures avant le retour des zombies, et chaque bâtiment met entre 2 et 5 heures pour être exploré : vous devez donc faire des choix pour répartir votre temps.
Une fois que votre choix est fait, vous obtenez le résultat de votre expédition. Selon les bâtiments que vous avez fouillés, vous récupérez de la nourriture, des armes ou des alliés... ou rien du tout !
Et cette phase est absolument géniale. Bien qu'elle soit très rapide et toute simple (après tout, il ne s'agit que de quelques clics sur un bout de papier !), elle vaut à elle seule au moins 50% du fun du jeu. Pourquoi ? Parce que le joueur est curieux. "Qu'est-ce que je vais gagner si je fouille le bureau du shérif ? Ai-je plus de chances de trouver quelque chose dans la grande maison ou dans la petite ? Je ne sais pas, je tente ma chance, j'ai hâte de voir le résultat !" Et pour ce petit jeu de hasard, il est prêt à revenir parfois bredouille.
Il s'agit d'un mécanisme de psychologie comportementale qui s'appelle la récompense aléatoire ("random reward" en anglais).
Ce principe se retrouve dans énormément de jeux, qu'il s'agisse de jeux vidéo ou non.
Le bandit manchot est le plus célèbre des jeux de casino. Vous misez de l'argent, vous abaissez le levier et, si vous obtenez trois symboles identiques, vous gagnez de l'argent.
En réalité, les bandits manchots sont toujours en faveur du casino. Pour 1€ joué, vous récupérerez en moyenne 80 centimes par exemple. Mais ce n'est qu'une moyenne, car concrètement :
- la plupart du temps, vous perdez votre mise ;
- de temps en temps, vous récupérez votre mise ;
- parfois, vous gagnez un peu d'argent ;
- rarement... c'est le jackpot !
Sachant cela, certains joueurs sont prêts à se ruiner sur ces machines. La possibilité de gagner au prochain coup les motive à rejouer, encore et encore !
Et les jeux vidéo usent de ce principe dans de nombreuses situations :